CHAPITRE IX

Le port... Des bateaux, bien sûr, si serrés qu'on ne voit dIus la flotte. Et nuis les eratte-ciel... Rt une

zone industrielle, monstrueuse d'étendue, comme exprimerait une écrivaine du jury Fémina.

L'aéroport... Un troupeau d'avions en queue leu leu pour le décollage. La zone industrielle... les gratte-ciel, le port...

Une plombe qu'on tournique au-dessus de Nouille-York. Un carrousel en folie. Sous nous, des zincs font pareil, au-dessus de nous idem. Parfois, un perd un peu d'altitude, bon signe. P't'être que d'ici une autre heure on pourra se poser? Dis, ils sont dingues, les hommes, non? De foutre dans les airs des bolides qu'ils ne sont pas capables de poser dès la fin de leur trajectoire.

Ils te fignolent du supersonique, superco-nesque, et puis ensuite font la ronde, comme des papillons autour d'une ampoule électrique parce qu'ils n'ont pas d'infrastructures à la hauteur de leurs inventions. Tout kif-kif. Pondent des autos avant des autoroutes et des gosses avant des écoles. Les niais bien crétins, parfumés à la connerie héréditaire.

Le port, les gratte-choses...

Infernal, je te dis. Le cercle a beau être large, l'impression dégueulante de ronde s'impose. T'as l'estom' qui barbouille. De la larve de ténia cénure s'installe dans ton encéphale. Tu débilites. Deviens doucettement claustrophobe. Les mains croisées sur la froide boucle de ma ceinture, j'essaie de penser cohérentement à des choses positives. L'affaire...

Zyrcon teste...

Tout le bidule se met en place dans mon caber-luche. Me tourne autour de la cervelle comme notre Boeinge tourne autour du Kennedy Air-port. Ces derniers jours, combien de fois ai-je récapitulé les éléments de cette rocambolesque aventure? L'Américain en noir. Roy-King... Steve Mac... Son auto noire. Les partouzettes avec la lune du clerc pour lui chouraver les clés de

l'étude. Meurtre d'un certain Jean Con, garagiste... Gaz carbonique... Coups de feu sur la personne du baron du Con. Raté! et Mouchard sur son Solex qui se met à fuir comme un dératé en apercevant Roy...

Le port, les gratte-cul... Kennedy Airport... Des zincs, des zincs de toutes les nationalités qui se groupent en bout de piste pour attendre le « go » de la Tour de con drôle. Car il est aussi duraille de décoller que d'atterrir.

Par exemple, for exemple, ça n'est pas Roy qui a buté Mme Mouchard. Roy, lui, a regagné les States depuis plusieurs jours lorsque le meurtre de cette pauvre femme a eu lieu. Pourtant, l'assassin (si obligeant avec Béru) est Amerloque. Pourquoi avoir assassiné cette dame inoffensive? Quel danger représentait-elle donc? Savait-elle quelque chose susceptible de ruiner les plans du meurtrier?

Probablement. Tu perçois une autre explication, toi?

J'enrage de l'avoir eu à disposition et de ne pas en avoir tiré parti.

Elle savait, ne demandait qu'à parler, sûrement. Mais comprenait-elle qu'elle détenait un secret? Plus exactement savait-elle qu'elle savait?

Et Brucon! Ce noble con de Brucon. Martial Con, dit Brucoa. Vieille connerie d'Empire. Pur jus. Il le précise, y tient comme à son bicorne. Lui qui adore se faire mouler, on va lui prothéser la dextre. Une belle menotte articulée. Il pourra prêter serment à distance, via la poste.

Pas mal le coup du briquet. Sa chance, c'a été de ne pas fumer et de l'actionner en le brandissant pour nous le faire admirer. Il s'en serait servi pour allumer une cigarette c'est sa tronche qu'il allait falloir remplacer. Note qu'avec toutes celles qu'il collectionne, on n'aurait eu que l'embarras du choix.

Ce que la mère Con de Genève vient fiche dans ce pastaga, par exemple, voilà un mystère de plus accroché à la queue de tant d'autres. Rosalie-la-dingue. En rupture de clinique psychiatrique pudiquement baptisée Institut de cure... Son mari disparaît. Un banquier! Pas catholique, ça, ni calviniste.

Rosalie s'évade. Gagne Paris. Orly. Expédie un briquet piégé à son illustre homonyme... Prend l'avion pour New York. « Rosalie... elle est partie... en chemise de nuit, dans un taxi », chantait papa.

Oui, je suis bien content de débouler chez les Ricains. Il me semble qu'après ce voyage d'étude, mon enquête française repartira du bon pied.

Seulement, New York, faut pouvoir s'y poser, hein?

L'hôtesse me virgule un sourire calmeur.

— Au lieu de brûler du carburant à tourner, lui
dis-je, pourquoi le pilote ne nous ferait pas survo
ler les Montagnes Rocheuses? Il paraît que le
grand Canon du Colorado est féerique vu d'en
haut.

Elle se marre.

— Toiny, me dit-elle.

Sous-entendu twanty, c'est-à-dire vingt, c'est à conclure. Vingt minutes avant de se vautrer sur le gazon.

Toiny. Toinet... Je pense au fripon d'Antoine, là-bas à Saint-Cloud, filant le train à Félicie de pièce en pièce en réclamant de la bouffe.

Il va falloir qu'il grandisse. Apprenne la vie. L'affronte et meure. Drôle de programme, hein?

Il fera quoi, plus tard, ce gazier? Pilote de ligne ou voleur à la tire, ou voleur de tires?

Le pilote nous baragouine quelque chose que je pige pas à cause des deux livres de chewing-gum qu'il a continué de mastiquer en parlant.

Bon, si j'allais me rafraîchir le museau aux toilettes en attendant la pose-Boeing?

Je quitte mon siège et me rabats vers l'arrière. Comme je chemine par l'allée centrale, une paire de jambes croisées retient toute mon attention, car ces jambes sont féminines, parfaites, et débordent de la travée. Un journal déployé me cache leur propriétaire... Dommage, j'aurais bien aimé visiter tout le domaine.

Le bol, je vais te dire : c'est le bol. Pile comme j'arrive à l'hauteur de la passagère, v'ià le pilote qui la ramène encore. La lectrice abaisse son canard (ricain) pour écouter. C'est machinal...

Mais elle n'écoute pas.

Vu qu'elle me reconnaît, que je la reconnais, qu'elle s'exclame « Aôôh, Sènantônio!!! » et que moi je brame « Cynthia ». Elle a encore un sparadrap sur la joue, rappel du funeste briquet académique.

Nous ajoutons, avec un synchronisme qui ferait mouiller un ingénieur du son :

— Si je me doutais que vous étiez à bord!
Dire qu'on aurait pu passer une tripotée

d'heures à se découvrir, elle et moi. A se dire de ces choses conditionnantes qui vous incitent à en faire.

A son côté, l'est une vioque mirontonte peinte en guerre, avec des tifs acajou et un fond de teint blafard comme un portrait de Marie Laurencin.

Vous deviez partir le lundi, non? m'étonné-je.

A cause des événements que vous savez... (elle caresse sa blessure)... je suis restée quelques jours de plus chez mon oncle. Le pauvre, il était tout perdu. C'est un homme qui n'est d'action que lorsque les crimes ne le concernent pas.

Elle rit.

— Où descendez-vous, à New York? s'enquiert-
elle.

Pas la moindre idée. Je m'occuperai de ce détail à l'aéroport, je suppose qu'il y a des services d'hôtfels.

Moi, je sais, déclare-t-elle péremptoirement.

Vous avez un établissement à me recommander? .

Mon appartement!

Chope, et déguste, Auguste? Paoff, en pleines gencives! Faut l'entendre pour y croire, hein?

Son appartement! Je l'imagine pas dégueu, moderne en plein, p't'être avec une terrasse sur Central Park. Je me vois comme dans une comédie américaine, déambulant sur de la moquette plus épaisse que l'herbe d'un pré avant la fenaison, vêtu d'une seule veste de pyjama (car on s'enrhume par les épaules, prétend Félicie). On mettra des disques, on servira des drinks, et puis... on recommencera plusieurs fois.

Je ne sais pas si je puis accepter, murmure le radieux San-A. en faisant tilt de la prunelle.

En voilà des manières! C'est curieux comme les Français ont la marotte de l'hypocrisie. Ils s'imaginent qu'elle fait partie de la politesse.

— Alors banco!
Cynthia bat des mains.

— Well! Je suis ravie. Ce sera un peu de la
France qui continuera.

Je me dis que, de ce point de vue-là, elle peut me faire confiance. J'ai une façon de la prolonger, la France, qui me vaut toujours un franc succès auprès des jolies personnes. Je la prolonge seulement d'une vingtaine de centimètres, mais crois-moi, ils sont très représentatifs du folklore national.

Je file une œillade plongeante à ma presque future conquête.

— J'espère ne pas trop vous encombrer, chu-
choté-je.

• Quelle idée! Quelle sotte idée! Je suis si heureuse de ramener un prisonnier à la maison. Vous allez voir combien mes parents sont gentils!

Dis, tu crois que ça se voit, l'effondrement d'un Jules?

Que ça fait du bruit, la déception? Que ça a une couleur particulière? Que ça sent?

Le juge Caïn n'a pas la solennité des magistrats françouzes.

C'est plus Abel que Caïn.

Il est grand, vigoureux, blond, bronzé avec un sourire de réclame et une cinquantaine de jeune-homme-décidé-à-bien-se-conserver. Son français est rigolo tout plein. Ses costumes aussi (à carreaux verts et violets, tu aimes?).

Ce qu'il y a de very well, avec les papas américains, c'est qu'ils accueillent tous les gigolpinces de leurs filles comme s'il s'agissait de gendres dorés sur tranche et au pedigree édifiant.

A la façon dont il me reçoit, on dirait que c'est moi qu'il attendait, et non pas Cynthia.

La maman, elle, est moins enthousiasmante. Elle est restée grande bourgeoise française, malgré ses années d'Amérique. Le sosie femelle du Vieux. Cloque une perruque à ce dernier, et tu auras sa frangine, à peu de chose près. Mais la fougue de son julot la dépasse, la déborde. Elle s'aligne sur le dollar, Mémère, malgré ses aspirations secrètes vers l'étalon-or. Fait contre mauvaise figure bonne mine. Sourit jaune pâle, mais sourit.

Ils crèchent dans une maison de la banlieue^en

briques roses, avec des volets et un péristyle verts, un perron couleur de sucre. Un jardinet dont la pelouse rendrait jalmince un croupier de casino.

Pour faire cossu, opulent, scarlatine-au-haras, O.T.A.N-en-Apporte le vent, .et toutim y'a une grosse domestique noire à la frime taillée dans du boudin, qui s'exerce à ne pas prononcer les « r » pour respecter la tradition et qui cultive une familiarité de bon aloi envers ses maîtres... Elle se nomme Kâha (parce qu'elle travaille chez Caïn, ce qui te permet des astuces du genre Caïn-Kâha, toujours fort bien venues dans un ouvrage de cette classe).

On m'installe dans la chambre d'ami du premier, laquelle est située en face de celle de Cyn-thia. Les parents, eux, pioncent au rez-de-chaussée, et il m'en résulte un renouveau d'optimisme.

Maintenant, frère très pécheur et sagouin de première grandeur, n'attends pas de moi des déli-rades polissonnes sur des prouesses avec la belle Cynthia. J'en ai ma claque (et même mon claque) de te faire reluire au prix marqué sur ce livre pour la reconnaissance que tu m'en as. Fini tout ça! Je semais la godance et ne recueillais que les sarcasmes des culs-pincés. Alors merci bien, va voir Les Derniers Tangos si ça te chante. Je préfère que tu bandes à part.

T'as de la miche, mâle et gonzesse, sur tous les écrans les mieux entretenus, les ceux d'esclusivité qu'on lave avec Bonux entre deux projections pour les nettoyer des éclaboussures. Les plus grands réputés acteurs et triées assiègent les producs. Tapent du pied sur leurs bureaux constellés de chéquiers sans provision. Ils capricent moche-ment, tous, comme quoi ils ont pas encore montré leurs dargeot ou leur sexe bien tout à fait complètement. Y'en a qui indignent, menacent de faire grève. Plaident que Branlon Mado a exhibé

ses fesses, Delon, sa zézette(en sautillant pour la faire remuer), Madame Girardot son violoncelle. Machin et Machine ont baisé en scope dans Et ça, c'est du belge. A une époque, t'aurais supplié Michèle Morgan de découvrir sa jarretelle à l'écran, elle te flanquait à la porte, te rayait à vie de son carnet d'adresses. Maintenant, des comédiennes que j'aurais été presque quasiment tenté de faire semblant-de respecter, exigent de coïter en gros plans. Veulent chagater en Visacouleur-foutreuses. Absolument. Et puis déféquer aussi, sur le grand angulaire de la caméra. Maintenant, tu connais les roustons de tout un chacun, les poils occultes de toutes les chacunes. Leur couleur bien naturelle. Tu sais comment qu'elles font la lippe avec leur Fritz the cat. C'est devenu ana-tomique, le cinoche. Les que-je-plains-le-plus (charité CONfraternelle?) ce sont les scénaristes. Tu te rends pas compte de ce qu'ils peuvent se mettre la cervelle en pas de vis pour trouver du neuf. Toutes les positions épuisées, le sadisme exploité, les recettes les plus vicelardes mises à sac, ils ne savent plus sur quoi se rabattre. Y'en a un, l'autre jour, il proposait un lavement sur écran large. Promettait une caméra chirurgicale à la place de la canule. Jurait que ça mériterait le Prix de l'Office cathodique, assurait qu'on trouverait un comédien à hémorroïdes pour le rôle. On le gaverait d'épinards, avant le tournage. Ce serait infiniment beau et pop' et exaltant, ça s'inscrirait dans le génie de la France. Les Lumièrç' s brothers s'en retourneraient de contentement dans leurs tombes. Et il proposait même un titre adéquate : « Pas tant de chie-chie ». Ben, il s'est fait rembarrer par le distributeur. « Du rebattu, lui a-t-on riposté. Trop mièvre. On a déjà vu deux diarrhées et la fin d'une occlusion intestinale dans Chartreuse et Bénédictine, ce film racontant la vie d'une religieuse espagnole. Franchement, le

cinéma se complique, mon gars, il se complique tellement que je prédis un triomphe au metteur en scène qui fera un rimec de La Passion sans se croire obligé de montrer Marie-Madeleine confectionnant un calumet express à saint Jean-Baptiste, ou Judas avec une betterave sucrière dans le rectum.

— Hâve a drink?
Tu parles si je!

Le juge Caïn possède un bourbon de first qua-litv, comme on dit à Paris (en Amérique on dit « de première bourre »). Il est moins douceâtre que ceux qu'il m'arrive de pratiquer parfois. Bu sec avec un glaçon (à Paris on dit « on the rocks »), il te chauffe Pâme et son environnement d'agréable manière.

Vous venir venu pour travail? me demande le magistral magistrat.

Exact. Et je parie que vous pouvez m'aider, mister Caïn, déclaré-je dans un anglais trop parfait pour que je me risque à le reproduire ici.

Bien sûr, si je de pouvoir..., me répond-il dans son français obstiné.

Vos occupations professionnelles sont, somme toute, complémentaires des miennes, du moins de celles de mes homologues américains. Connaissez-vous un certain Steve Mac Roy?

Je très bien, il est d'un ancien potence à gibier, déclare le juge.

Sa Mélanie intervient dans la langue de Nixon :

— Dear Johnny, vous devriez parler anglais,
car votre français est entaché de certaines impro
priétés qui...

Le parler du Vieux, je te dis! Ça vient de la façon qu'on est élevé, hein? Eux, ils ont dû apprendre à causer à travers une paille.

Caïn rit de bon cœur.

Tous ses mouvements cèdent à sa femme, comme ceux de Rodrigue cédaient à son devoir.

— Soit, dit-il.
Et il m'affranchit.

Ce Roy, un drôle de corps. Il aurait appartenu aux services de renseignements. Puis il en a été vidé. Il a traversé alors une période plutôt orageuse et a passé un certain temps en pénitencier. Après avoir purgé sa peine, il paraît s'être rangé quelque peu. Il tient une maison de jeux dans la 44e.

Qu'appelez-vous une maison de jeux, monsieur Caïn? S'agit-il d'un tripot ou d'un hall d'appareils à sous?

Ni l'un ni l'autre. Plus exactement, un club, vous voyez?

Select?

Non, moyen. Il y a des salles de billards, un snack, un bar; tout un complexe de relaxation où les boutiquiers du quartier côtoient des truands relativement discrets. On ne s'y encanaille pas à proprement parler, mais enfin, ce n'est pas le Jockey Club.

Il s'esclaffe sert de nouveaux bourbons.

Ce Roy est soupçonné de mener une vie marginale?

Pas à ma connaissance. Mais je peux m'en assurer, j'ai de bonnes relations à la direction de la police.

Vous m'obligeriez ainsi que votre beau-frère, monsieur Caïn. Il me serait intéressant de savoir, par la même occasion, s'il a fait un voyage en France, tout dernièrement, et dans l'affirmative depuis quand il est rentré.

O.K. Je donne un coup de fil.

Le papa de Cynthia nous laisse. Sa bourgeoise en profite pour me demander Paris. Je lui raconte. Elle soupire Caïn revient.

— Rien à signaler de spécial sur Roy. Sa boîte
est ce qu'elle est, mais elle n'empêche pas spécia
lement les flirs rie dormir. F.ffertivempmt il uiont de passer une quinzaine en France. Il est rentré depuis quelques jours.

Comment vit-il?

C'est uniquement pour lui que vous êtes venu? demande Caïn, soudain grave.

Uniquement, oui, monsieur Caïn.

Vous le soupçonnez d'avoir perpétré quelque délit en France?

Le soupçonner est faible, nous l'accusons.

Et de quoi?

Meurtre, tentative de meurtre, vol et autres babioles du genre.

Mon hôte repose son drink avant que de l'avoir hissé jusqu'à sa bouche.

Grand Dieu, mais il faut d'urgence vous mettre en rapport avec les autorités d'ici!

Auparavant, j'aimerais mener ma propre enquête afin de déterminer les mobiles du personnage.

Parce que vous croyez que la police américaine ne saurait les découvrir? demande-t-il avec un sourire précontraint (je veux dire un peu contraint).

J'empresse de lui donner des apaisements d'orgueil.

— Bien sûr que oui, mais comprenez, mon
sieur Caïn : c'est MON enquête.

Hier c'était l'histoire de Béru, et Pinaud la lui a saccagée comme un sauvage.

Mais vous n'avez pas répondu à ma question : comment vit ce Roy? en privé? Marié, des gosses?

Ça, je l'ignore...

Il arrive à un con d'avancer,

mais seulement à reculons.

 

J’écluse mon second gorgeon et me lève.

- eh bien, je vais me mettre en chasse

Cynthia, qui jusqu'alors s'est tenue sur une prudente réserve (telle une jeune Indienne), déclare avec une belle autorité :

— Je vais vous piloter. Je peux prendre la Pon-
tiac, daddy?

Tu noteras que, dans tous les films américains, les jeunes filles ont un gentil papa, radieux-cocu- sachant- faire-le-ménage-et-gagner-de-l'argent-qu'elles appellent « daddy ».

Et daddy dit d'ac pour l'auto (didacte).

Nous partons. La bagnole est rutilante, d'un goût douteux (saumon métallisé, intérieur blanc et noir avec des ornements argentés), tu mords le genre? Elle sent le neuf qui se prolonge.

— Direction? demande ma chauffeuse.

— Quarante-quatrième rue Est, mon amour.
Un léger sourire américain dessine un cœur sur

sa bouche. Il fait beau soleil. Des arroseurs municipaux, aussi noirs qu'à Paris, balaient sans entrain le caniveau, piquant de-ci, de-là un papier gras parmi les myriades qui tournoient dans la bise. Les maisons de briques se succèdent, pimpantes comme ces maisons pour décors de trains miniatures.

— Ça vous plaît, l'Amérique?

— Elle a commencé de me plaire dans le salon
de votre oncle, Cynthia.

Un petit doigt de gravité, dans un grand verre, avec beaucoup de flotte par-dessus. Le flirt, c'est le long drink de l'amour.

La môme a posé ses chaussures pour conduire. Je ne sais pourquoi ça me porte au sang, ce genre de détail. Un pied « gainé de nylon » comme disent mes confrères travaillant sur clichés (sans retouches), ça cause. Le jour que ces garces reviendront au bas, après leur collante période collants, ce sera l'apothéose. Mais elles continuent de se déguiser en poupée de cellulo, les idiotes. Que chaque fois, quand t'en entreprends une, t'as l'impression de faire l'amour avec les Frères Jacques.

En d'autres temps, en d'autres livres, ma main gauche serait déjà partie en vacances dans l'en-tre-jambe de la gosseline. Les mains, ce sont de bonnes estafettes. La gauche, quand tu occupes la place passager (celle du mort? Viens mater dans mon Eminence si c'est celle du mort, hé, navrante!), la droite pour lorsque c'est toi qui pilotes. Les deux quand tù viens serrer le frein à main.

Je m'abstiens, pour les raisons vaguement mentionnées quelques paragraphes (voire quelques pages, le temps passe vite quand on écrit) plus haut.

Pourquoi refusez-vous de mettre la police newyorkaise au courant, pour ce Steve Mac Roy, Tony?

Parce que je souhaiterais lui parler en tête à tête avant qu'on ne l'embastille, mon cœur radieux, ma soupe chaude, mon hymne à la rosée.

T'as déjà affronté New York en guindé?

Quand t'arrives de l'extérieur, c'est prodigieux, cette fureur de ville qui se dresse, menaçante, dans le ciel enfumé. Ces buildings formidables, grisâtres, pressés comme dans une composition de Paul Klee. On dirait... Tu sais pas? On dirait des orgues. Celles de la planète Terre. Une accumulation démoniaque de tuyaux...

Vous croyez qu'on va pouvoir pénétrer dans cet Himalaya de béton, Cynthia?

Essayons toujours.

La circulation coule comme de la pâte d'un tube pressé. Bien épaisse, copieuse, régulière. Les taxis jaunes à damiers noirs. Et puis les noirs à damiers jaunes. Et les rouges, les oranges... Et ces bagnoles énormes, indécentes. Plus du tout dans le coup de la démographie. Ça te fait pas

chier, toi! un pèlerin déambulant dans deux tonnes de ferraille? Deux tonnes pour toi seul, pour ton usage personnel. Deux tonnes de tank caparaçonnées de pare-chocs chromés, agressifs, juste pour que tu te déplaces à 60 kilomètres-heure, y'a pas de quoi chialer, dis? De quoi te faire empaler au Népal, te faire bâfrer par les Biafrais?

Des immeubles bas, branlants, promis à une casse imminente avec leurs façades scrofuleuses, leurs magasins minables. Des trottoirs populeux qu'arpentent des êtres de pur hasard, engagés dirait-on par quelque louche syndicat d'initiative afin d'apporter une note d'exotisme délabré.

Et puis les maisons se font plus hautes, tout en demeurant pareillement cradingues. Des Noirs, des Blancs, tous en bloudgines délavés, le torse moulé dans des chemises à manches courtes. Des flics à la casquette bizarrement hérissée de petites cornes, bardés d'un matériel de vilain scout. L'air atroce. Le regard inhumain. Robots déjà avant le temps du robot extérieur. Les flics en m chemise bleue. Des rouquins aux cils invisibles. Têtes de porcs. Têtes d'haineux, et puis de nœuds aussi, bien sûr.

— Ça vous plaît, New York?
Je tente de biaiser.

Je connaissais déjà, j'y suis venu à plusieurs reprises.

Mais vous aimez?

Que veux-tu que je lui réponde? Comment veux-tu qu'elle me plaise, cette purée d'humanité en péril? Comment peut-on se sentir bien dans ce creuset infernal où se transmutent des gens qui semblent cavaler après leur âme? Même le gros chien blanc sale de cet aveugle, près de la borne d'incendie, n'a pas l'air d'être un vrai chien, mais un faux chien, perdu pour lui-même malgré son collier.

Tu vois, l'impression pénible, elle vient de là : à

.Y., les mecs semblent ne pas avoir de pensées à eux. Ils en ont peut-être, note bien. Mais elles ne sont sûrement pas confortables.

La ville tentaculaire, tant acculée, tante enc..., nous a absorbés. On s'y trouve comme un suppositoire dans un cul d'éléphant. La grouillance marque une légère retenue. Voici la cervelle de la cité : ses banques. Altières façades de marbre, de verre, d'acier. Chase Manathan, Chicago Machin-chouette Bank Limited, et consort, et consœurs... City Bank. Truquemuchon's Bank. MabitVs Bank...

A quoi pensez-vous?

A ce que je vois, Cynthia. Elle semble vaguement déçue. S'attendait à ce

que je la monte en gringue. La chambre biouti-foulement, manières françaises, madrigaux de manuels.

— Nous arrivons à la 44, annonce-t-elle.
Elle oblique sur la droite. .

Je lis la plaque de rue. Oui : it is bel et well la 44e rue est... Je me mets à retapisser les numéros.

— Vous entrez chez Roy? demande miss Nièce.
— Bien sûr.

— Alors je vais aller me poser au parking de la
Gare Centrale et je viendrai vous attendre dans le
petit bar, là, juste en face du club.

Le club.

C'est écrit en anglaise noire sur un dais vert protégeant le perron : Roy's Club. Un peu tristounet, ce perron, avec ses marches concaves et sa double rampe en fer maigrelet.

Cynthia stoppe pour me cracher. Déjà j'ai la poignée sur la main de la porte, comme dirait un confus mental, quand il se produit quèque chose de tu-vas-pas-me-croire-et-pourtant-j'invente-rien.

Pile comme on stoppe, la lourde du club s'ouvre et Steve Mac Roy surgit de l'immeuble, à croire qu'il guettait notre venue.

e le retapisse illico, sans l'avoir jamais vu, grâce aux multiples et concordantes descriptions qui m'en furent faites... En le voyant, je comprends pourquoi tous les gens qui m'ont parlé de lui, oui, tous sans exception, m'ont signalé sa pâleur. C'est elle qui requiert l'attention. Il n'est pas exactement pâle, Roy, mais blafard. D'un blanc cru, un blanc de linge utilisé pour la publicité d'une marque de lessive. Est-ce par coquetterie qu'il s'habille entièrement de noir? Pour renforcer sa figure blême?

Sa blondeur également est pâle. Il a les paupières un peu proéminentes, le nez sculptural. Il porte une gabardine noire à col de velours et tient ses deux mains enfoncées dans ses poches.

C'est lui? chuchote Cynthia qui a compris.

Oui.

Que faisons-nous?

On essaie de le suivre.

Roy fait quelques mètres, puis s'arrête au bord du trottoir sans nous accorder la moindre attention. Il retire sa main de sa poche, la porte à sa bouche et siffle dans ses doigts, à la voyou. Ici, c'est un geste usuel. J'ai vu, un soir, devant le Waldorf Astoria, une dame envisonnée agir de la sorte.

Un taxi jaune décroche de la cohorte circulatoire et se rabat vers l'homme en noir. Roy y monte avec une souplesse que je te vas aussi sec qualifier de féline, que ça te plaise ou non...

Filez, filez vite, enjoins-je à ma belle conductrice.

Mais vous vouliez le suivre.

Nous nous laisserons doubler un peu plus loin, si nous démarrons sur ses talons, vous pensez qu'il va nous repérer aussitôt, ce n'est pas un enfant de chœur!

Elle obéit.

— C'est grisant, déclare-t-elle.

— N'est-ce pas?

L'instinct grégaire de la chasse. Chacun de nous Ta plus ou moins. La grisance de traquer, de cerner, de réduire. Safar gestapo ou chasse à courre... Homme ou cerf à forcer. A abattre... Joie profonde, remontée de la nuit des temps.

Nous « sautons » le taxi.

Cynthia file en direction de la Cinquième Avenue (de Beethoven). Elle a les yeux plantés dans son rétroviseur, au point que je redoute un carambolage.

Il démarre, annonce-t elle.

C'est bon, laissez-nous gentiment remonter, puis dépasser.

Tout s'opère au mieux, à croire qu'elle n'a fait que ça jusqu'à ce jour. Le taxi jaune nous passe, très naturellement. Je me mets à contempler la nuque blonde de Roy, par la lunette arrière de son bahut. Il se tient très droit, ses cheveux de lin descendent bas dans son cou, rectilignes.

Ils empruntent Park Avenue, annonce Cynthia.

J'espère qu'ils la rendront, plaisanté-je finement.

La courette se poursuit. On longe de beaux immeubles cossus; puis le taxi contourne un pâté de maisons pour se couler dans une voie discrète où un écriteau annonce qu'elle est privée, étant réservée à l'usage exclusif du San Carlos Hospi-tal

Que faisons-nous? interroge ma compagne.

Essayez de stationner un instant, darlingue.

Impossible, je vais avoir une nuée de cops sur le dos.

J'aperçois Steve Mac Roy, tout là-bas, devant le perron de la clinique. Il cigle son taxi.

— Très bien, allez parquer et revenez m at
tendre dans la cour de cet établissement, je crois
apercevoir des bancs.

Je saute de sa brouette. Juste comme je longe l'étroit trottoir bordant cette voie privée, le taxi me croise, à vide, tandis que la noire silhouette du « tueur » s'engouffre dans le hall de la clinique.

Je presse le pas.

C'est de l'établissement de haut, de très haut standinge. L'endroit où l'on amène les pleins-de-fric pour les soigner en leur piquant un maximum d'artiche. Ici, les appendicites doivent être inabordables et on te garde huit jours pour l'ablation d'un cor au pied.

A l'instant où je pousse la porte-tambour, je vois disparaître Roy dans la cage d'un des ascenseurs. Sitôt refermée la porte d'icelui, je m'en approche afin de suivre le cheminement de la cabine sur le tableau des étages. Au fur et à mesure qu'elle s'élève, un chiffre s'éclaire fugitivement au panneau.

1...2... 3... 4.

A quatre, tout s'éteint.

Je passe alors dans l'ascenseur voisin et m'offre une virouze au quatrième étage de la clinique.

Tu verrais ce super grand luxe! De la moquette orangée partout. Les murs sont tendus de cuir gris. Les lustres viennent de Murano, les pauvres! Les portes des appartements (car il y en a trop peu, compte tenu des dimensions,de l'étage, pour qu'on puisse les attribuer à de simples chambres) sont en verre dépoli noir. Sur chacune d'elles est rédigé un nom de fleur, en lettres dorées. Une sonnette sommée du blaze du locataire (également en caractères dorés) et ponctuée d'un voyant lumineux flanque chaque porte. Quelques meubles Knoll dans le couloir. Au fond, un salon de même style, avec un bar. Moi, tu vois, ça ne me ferait rien de venir me faire operer d’un panaris dans cette taule.

J'arpente lentement, à pas on ne peut mieux feutrés, ce domaine enchanté où la maladie doit être un plaisir, et la mort un pur régal. Et je vais déposer ma chère académie dans un fauteuil où pourrait loger une famille de quatre personnes. Tu sais : le genre de siège en forme d'œuf, à toit, dans lequel tu te loves et tu peux make the love à la cosaque si ça te chante. Manière de me contenances je chope une revue consacrée à la pêche à l'espadon aux Bahamas, et ''attends.

Position idéale. Tu parles d'une bath hutte pour prendre l'affût! Depuis cette position clé, je peux balayer tout l'étage de mon regard persan.

Une lourde s'ouvre. Une nfirmière sort. Dedieu de maverdave, ce lot à emporter! Mini-jupe, style ras-de-moule. Blouse blanche boutonnée sur l'épaule. Dessous, elle est visiblement à loilpé et bien lui en prend, car ce serait grand dommage d'harnacher une bête aussi tellement superbe!

La fille s'éloigne en me faisant adieu avec ses fesses. Mais, bien qu'ayant disparu, son spectre dargifleur continue de me sarabander dans la rétine et le kangourou.

Les milieux réfringents de mon œil sont en état d'alerte. Ma cornée, ma capsule de Tenon, toute ma cavité orbitaire restent mobilisés. Encore un passage de cette poulette et je vais souffrir d'achromatopsie, de cataracte, de conjonctivite, d'exophtalmie, d'uvéite, me payer un glaucome!

L'espadon des Bahamas?

Traiter son prochain de con n'est pas un outrage, mais un diagnostic.

Tu parles comme je m'en tamponne le cristallin, mon Jésus! D'abord j'aime mieux les sardines ou la truite au bleu. Et puis c'est une fausse portion, un espadon : comme disait le père Hugo à propos de la dinde : « Y'en a trop pour un mais pas assez pour deux. »

Cinq minutes s'écoulent.

Une musique d'avion, légère, imprésente, passe dans l'air comme une caresse.

J'attends encore, sans impatience, comme un pêcheur (d'espadons) qui aurait ferré une bête et qui se ferait languir avant de mouliner pour la ramener.

Nouveau bruit de porte ouverte.

Cette fois c'est Roy. Je remonte ma revue. Feins de m'y abîmer et constate en jubilant que je la tiens à l'envers.

L'homme en noir s'éloigne jusqu'aux ascenseurs et s'escamote...

Je décide de ne plus le suivre. Après tout, je sais où le dénicher, Mister Roy, hein? D'autant qu'il ne se planque pas et a repris le cours normal de ses activités habituelles. Allons plutôt vérifier à qui il a rendu visite. Facile à repérer, la lourde en question : c'est la seule qui soit à double battant. Il n'y en a pas d'autre dans la portion de couloir située de l'autre côté des ascenseurs.

Je m'y dirige délibérément.

Et sais-tu ce que je lis, au-dessous de la sonnette?

T. ZYRCON

Pas mal, non?

Note que si ça te déplaît, t'as la ressource de brader ce polar à un bouquiniste et t'acheter un sandwich-rillettes avec l'auber. Je peux pas faire mieux, Mec. Ou alors me faudrait une cure de phosphore dans une fabrique d'allumettes.

T'as bien retapissé, toi aussi, par-dessous mon épaule?

Moi, tu me connais? Je donne.

J'sais pas où ils les prennent, les garde-malades, dans cette crémerie modèle, p't'être qu'ils les élèvent spécialement pour les besoins de leur établissement? Des fois qu'ils ont un parc à nanas, non? Avec les Ricains, faut s'étonner de rien. Ce que je peux te dire, c'est que la gerce qui me répond au coup de goume est encore plus belle que la précédente. D'ailleurs, juge toi-même. T'es comme moi, hein, radis creux, tu ne sais pas par quel bout la regarder. T'as le nerf optique en panique? Un besoin de te goinfrer la rétine t'em-pare. Alors tu zigzagues des lampions. Lui mates presque simultanément les cuisses et les loloches, le mont de Vénus et le compensateur de trémul-sion, les lèvres et les hanches. Tout le bonheur, y te faut. Tu couples déjà par les chasses, bougre de viceloque. Tu la grimperais comme un palmier pour lui aller décrocher ses noix de coco.

Elle a un sourire de bon accueil.

Vous désirez?

Parler à mister Zyrcon, please.

Elle semble trouver ma requête vachettement excessive. Je lui dirais que je viens raser la moquette avec une tondeuse à gazon, ça lui paraîtrait plus logique.

— Mais M. Zyrcon ne reçoit pas. M. Zyrcon est
très malade.

Elle répète avec force :

— Très, très malade!

Le sourire enjôleur dont je l'enrobe l'amènerait à se dérober si nous disposions d'un peu de temps et de tranauillité.

J'arrive de France pour le voir. Spécialement, miss. Spécialement. Et je viens de la part d'un de ses très bons amis : maître Chemolle, notaire à Paris.

Mais il est très malade, répète-t-elle.

Il a sa connaissance?

Certes, mais... Même s'il avait la force de tenir une conversation, il faudrait au moins prendre un rendez-vous.

Eh bien, je prends rendez-vous. Mais pour tout de suite, jolie miss, car le temps presse. Allez le prévenir. Quelques mots seulement. C'est très important.

La fille passe sa jolie main fuselée (toujours bien dans le tableau, ça, une main fuselée. Ne jamais s'en priver quand on a l'occasion de la placer quelque part) par l'échancrure de sa blouse. Illico j'amorce un demi-pas à droite de manière à pouvoir profiter de la brèche ainsi ménagée. J'en vois peu, mais foutre que c'est beau!

Ecoutez, me dit-elle, je vais voir.

C'est cela, voyez!

Elle s'efface et, d'un gracieux hochement de tête, me fait entrer.

Un petit salon. Ravissant. Des Zyrcon aux quatre murs. Les meilleurs. Ceux de l'époque Conne.

L'infirmière me désigne un couple de fauteuils vides et pénètre dans la pièce voisine. Je ne m'assois pas, préférant consacrer ce temps mort à l'examen de la peinture.

Si tu veux mon avis, ça pisse pas haut, l'art à Zyrcon. D'accord, on a vu pire. Mais heureusement, on a vu mieux! Beaucoup mieux! Elle pue le truc, sa peinture. Ripolin express, moi je préfère. On sent le mec qui, un matin, ayant cherché l'inspiration, a tracé quelques traits sur le mur de chose et qui s'est exclamé Eurêka (un drôle de pistolet).

Mettre des millions dans ces croûtes, ça relève de l'asile psychiatrique, mon canard. Faut avoir confiance à bloc dans la connerie des autres, être certain qu'elle ne se démentira point, jamais. Qu'on retrouvera toujours ses piastres...

La ravissantissime souris s'annonce.

— Voulez-vous venir?

Je mouille du caberluche. Aurais-je gain de cause? Si vite et bien?

Ma satisfaction est de courte durée. Car ce n'est pas dans une chambre de malade qu'on me fait pénétrer, mais dans un vaste living follement bien meublé et décoré. Devant une baie vitrée, une sublime fille brune, vêtue d'un kimono de soie jaune, est assise en tailleur sur un canapé (ce qui vaut mieux que d'être assis de la même façon sur une canne à pêche).

Avant moi, elle lisait un livre.

A mon entrée, elle le pose en tuile sur l'accoudoir du vaste siège, et me lève contre d'immenses yeux noirs ombragés de longs cils.

J'approche en louvoyant.

— Mademoiselle, m'incliné-je.

Elle reste figée, l'air plus hermétique qu'un porte-monnaie écossais. Seul son regard intense vit, vibre, me communique des rougeoiements.

— Mon nom est San-Antonio, me présenté-je.
Pas la moindre réaction. C'est l'infirmière qui

intervient :

— Voici le docteur Maureen Tolédo, spéciale
ment attaché à la personne du Maître, me dit-elle.

Un toubib pareil, n'en déplaise à notre vieux toubib de famille, espère un peu que j'aimerais l'attacher également à ma personne! Et je nouerais serré pour qu'il ne se défasse pas.

De plus en plus, je me dis que ce San-Carlos Hospital est un paradis.

 

— Très honoré de vous connaître, docteur.
Elle continue de m'examiner, ce qui est normal

pour un médecin, mais je préférerais un examen plus intime, si tu vois ce que je veux dire? Quelque chose de poussé, et qui me vaudrait, j'espère, un coup de sifflet admirât if.

Je suis un ami d'Albéric Chemolle, le notaire français du Maître.

Français aussi? elle me demande.

Enfin le son de sa voix (à ne pas confondre avec le son de Savoie).

— A bloc, docteur.

Délibérément — après tout ne sommes-nous pas aux States, pays de l'anticonformisme? — je prends place sur le canapé faisant face au sien.

Je sais que le Maître n'est pas au mieux de sa forme, cependant il est indispensable que je lui parle.

Impossible!

Pas français...

Pardon?

En France, pays de vantards, on assure que le mot « impossible » n'est pas français. D'ailleurs, si j'en crois le monsieur qui sort d'ici, toutes les visites ne sont pas prohibées?

Elle fronce les sourcils.

Il vous a parlé?

Deux mots. En le voyant quitter la chambre, je lui ai demandé : « Où en est-il? » et il m'a répondu, en ponctuant d'une grimace : « Pas brillant. »

C'est beau, le cuiot, non? L'aplomb, tout est là. Sans lui, les fiasques de chianti ne tiendraient pas debout.

Que voulez-vous à Ted Zyrcon?

L'entretenir d'événements qui le concernent et qui se sont passés en France.

De quel ordre?

D'ordre privé.

Catégorique, commako, vzan! en la matant droit aux prunelles.

Je peux te dire qu'elle déteste ça, car la voilà qui pince la bouche à te la lui déguiser en lame de rabot si d'aventure une telle fantaisie la prenait pendant une séance de clarinette à moustaches.

— Ecoutez, fait-elle. Je suis le médecin exclusif
de Ted. Donc seule qualifiée pour décider des
rares visites qu'il est encore en mesure de rece
voir. Chaque jour, vingt personnes au moins,
journalistes, directeurs de galeries, amateurs
d'art ou charlatans essaient de le voir. Si je le
laissais approcher par tout ce monde, il serait
déjà mort. Alors dites-moi ce que vous lui voulez
ou allez vous faire foutre, compris?

Cette autorité, madoué! Tranchante comme une lame, Maureen. D'un calme glacé, pis : glacial. Ses longs cils restent fixes tels ceux d'une poupée. Mais quelle poupée!

En soupirant je déballe ma fameuse carte.

— Police française. C'est très grave, docteur.
Elle hoche la tête et son regard d'amadou

s'amadoue.

Oh, bon, pourquoi ces cachotteries? Vous l'auriez dit tout de suite on gagnait du temps. Que se passe-t-il?

Des trucs pas baisants, docteur. Vous êtes au courant du testament de Zyrcon?

Il m'en a parlé, oui. Il teste en faveur de ses compatriotes qui portent encore son vrai nom?

Exact. On a cambriolé l'étude Chemolle où ce document est déposé. On l'a photocopié. On a expédié un exemplaire à chacun des intéressés, et voilà qu'on se met à les assassiner l'un après les autres, ou du moins à essayer puisque jusqu'à présent on enregistre un Con mort et deux Con agressés, sans parler d'autres décès que j'appellerais périphériques à l'histoire. Vous comprendrez que mon voyage n'est pas superflu?

 

Cette fois elle est intéressée, Maureen Tolédo. Elle se déroule comme un cobra reprenant de l'appétit, sa digestion terminée, puis se lève.

— Voilà qui est fâcheux en effet, et qui risque
de causer un choc grave à mon malade si on le lui
révèle.

Ses mains se blottissent dans les poches invisibles du kimono. La jeune femme se met à arpenter le living, perplexe. J'attends qu'elle ait usé son début de nervosité. Attendre et voir venir sont les deux mamelles du policier.

Ma foi, soupire-t-elle, il vaut mieux tout de même le mettre au courant, non? C'est le genre de choses qu'on n'a pas le droit de cacher, fût-ce à un mourant.

Bien mon avis, docteur... Mais auparavant, j'aimerais que vous me parliez du type qui sort d'ici. Steve Mac Roy...

Elle revient s'asseoir en face de moi. Ses mains n'ont toujours pas quitté les profondes poches dans lesquelles elles plongent jusqu'aux avant-bras et à l'intérieur desquelles je passerais volontiers mes vacances.

Quel nom dites-vous?

Steve Mac Roy?

Ça n'est pas celui qu'il m'a donné. Il se nomme King. Steve Mac King. Vous êtes sûr de?...

Vous le connaissez?

C'était la première fois que je le voyais.

Et Mister Zyrcon?

Aussi.

Que voulait-il? Je suppose que si vous l'avez laissé voir le Maître après filtrage, c'est qu'il possédait un argument en acier trempé, non?

Un pâle, très pâle sourire se joue sur le beau visage du docteur Tolédo, en renforçant curieusement la noble gravité.

Il en avait un en effet.

De miel ordre?

Familial.

C'est-à-dire?

Cet homme se prétend le cousin de Ted.

En passant par où?

Par sa mère qui serait une sœur du père de Ted. Sœur que ce dernier aurait perdue de vue depuis la guerre de 39. Elle se nomme Con de son nom de jeune fille.

Bon Dieu, tout s'éclaire. Je comprends enfin pourquoi le type blafard a entrepris cette destruction systématique des Con. Il espère hériter.

Seulement...

Car il y a un seulement que j'expose à Maureen Tolédo sans plus attendre :

— Lui ne s'appelle pas Con et donc n'entre pas
dans la liste des héritiers.

La docteresse hoche sa ravissante cheftaine.

Sa mère l'a eu avant de se marier. Il est donc né CON, à la Martinique. Par la suite, un dénommé King l'aurait reconnu.

O.K! Et il entre en lice pour avoir sa part du gâteau?

Je l'ignore, le Maître est si faible qu'après la brève visite de cet homme, je ne l'ai pas questionné.

Puis-je le voir?

Elle se penche et me saisit le poignet. Elle a une odeur rarissime, cette fille. Elle sent le printemps tropical. Tu ne vois pas ce que j'entends par là? Aucune importance. Contente-toi de rêver, mon fieu. De rêver à ce que peut-être un printemps tropical.

— Je ne vous autorise que deux minutes, mis
ter Antonio. *Pas une seconde de plus. C'est une
question de simple humanité. Et si Ted ne répond
pas à vos questions, soyez fair play : n'insistez
pas, il est tout au fin bout de son rouleau, le
pauvre.

Je relève ma main droite.

— Juré.

On se dresse. Ce faisant, elle trébuche dans les plis de son vêtement et me tombe dessus. Je capte.

* ••

Un nouveau couloir, très bref.

A partir de là, l'appartement redevient clinique. Le haut luxe le cède au fonctionnel médical le plus achevé. Tout est peint dans les tons moutarde clairs. C'est laqué, brillant, égayé de chromes.

Maureen pousse une porte.

Minute d'émotion.

Le voici donc, le Con célèbre. Le créateur du cônisme. Le peintre génial objet de tant d'études, pape de tant de fans, dont les œuvres valent des sommes folles et qui va mourir en laissant à une bande de pauvres Con une fortune inchiffrable.

Lui, le Con indéchiffrable! Dont l'hermétisme fit la gloire. Le poseur d'énigmes graphiques insolubles.

La chambre où il s'achève est vaste. Il y règne une température douce. £lle sent bon. Le lit sur lequel il est en train de gésir doit coûter le prix d'une Rolls neuve tant il est perfectionné, électro-nifié, opérationnel. Un lit-œuvre d'art. Qui monte, descend, tourne, bascule, se dresse, présente l'équipement souhaité au moment voulu. Enregistre la tension artérielle, la température, les pulsations. Un lit à cadrans. A niveaux. A oxygène. A tout ce qu'il faut pour soigner, prolonger. Un lit dans lequel tu meurs lorsqu'il n'y a vraiment plus moyen de faire autrement.

Et Zyrcon l'occupe.

Ah, la triste vision!

Comme la mort des autres fait mal lorsqu'elle vous donne conscience de la vôtre!

Il est d'une maigreur intense. Il n'a plus que deux yeux et une bouche sans lèvres. On lui donnerait cent ans, voire quatre mille ans, comme à une momie bien conservée. Sa peau est jaune, parcheminée. Son souffle imperceptible. Le tube d'un goutte à goutte plonge dans ses veines, celui d'un perfuseur sanguin mobilise son autre bras. Il regarde le plafond. Un plafond désespérément lisse où les lattes du store californien tracent des barres obliques.

— Hello, Teddy! appelle doucement Maureen.
Crois-moi ou va te faire empaler sur un manche

de pioche, mais le moribond répond :

— Hello!

Comme quoi, bien que français d'origine, il s'est drôlement américanisé, le frère. Tu te rends compte : sur le point de clamser, trouver la force de lancer un pauvre « Hello » agonique. Faut le faire, non?

Cela dit, il a bien raison.

Et même, je vais te dire une chose (ou plusieurs, on va voir) : l'homme a peur de la mort parce qu'elle ne lui est pas familière. Il cherche pas à faire ami-ami avec elle. Il l'a située horrible croquemitaine, une fois pour toutes, au lieu d'essayer de la transformer en fête. Tout à reprendre, mon mec. Se forger une nouvelle philo. Ah! être chez le toubib, lui saisir le poignet pathétiquement et lui dire, avec un frémissement dans la voix, avec une joie mal contenue, un espoir fou qui te fait chevroter :

— C'est bien vrai, docteur, n'est-ce pas? Vous me
donnez votre parole que je suis perdu? Qu'il n'y a
rien à faire? Je vais vraiment mourir? Tralalère...

L'échec, c'est la réussite du con.

Ou bien déclarer à la ronde :

— On est content, m'man va bientôt mourir...
Dis, ce ne serait pas le rêve, que de comporter

ainsi? Au lieu de flouzer plein son froc, de tomber le ton pour « en » parler. De prendre des mines. De verser des larmes. Gambader d'allégresse. Se frotter les mains, Joyce, Joyce : « Chouette, mes analyses sont positives : J'EN ai bien UN! » Et aux Assises, les égorgeurs de gardien de prison, l'avocat général qui les désignerait à la vindicte de LA société d'un index souverain. « Vous n'aurez aucune pitié pour ces hommes qui n'en ont pas eu, messieurs les jurés. Vous les condamnerez à vivre sans assortir votre verdict de circonstances atténuantes. »

Je te dis, te le répète, le serinerai éperdument : on a loupé le coche. On pouvait connaître le bonheur originel au lieu de la malédiction héréditaire. Suffisait d'aimer la mort au lieu de la redouter.

Et puis non, et puis voilà. Tous des cons, mon grand, tous d'abominables cons. Tant pis.

J'approche le lit-catafalque nucléaire.

Teddy, murmure Maureen, vous voulez bien recevoir un policier français venu tout spécialement de Paris pour vous rencontrer?

Oui.

Bonjour, monsieur Zyrcon, j'espère que je ne vous importune pas trop?

Il remue sa tête. Son regard vitrifié se pose sur moi, m'enveloppe, puis retourne à une indifférence presque inhumaine.

— Bonjour...

En français. Avec toutefois un fort, un très fort accent.

Un temps. Je ne sais pas comment plonger. Les scrupules me nouent la gargante. Je suis limité dans mes baveries par l'état critique de mon

primordiales? Me faudrait tellement une longue converse à bâtons rompus.

Parler de Roy? Du meurtre des Con?

Je me dis que Roy, je vais avoir une discussion avec lui avant longtemps. Donc, il pourra m'af-franchir de pas mal de choses. Seulement, sera-ce la vérité que je lui arracherai?

— En deux mots, voici ce qui m'amène, mon
sieur Zyrcon...

Je résume au plus vite, au plus serré, les événements que tu connais et que je vais pas te retartiner, sinon t'es cap' de me filer ce mahousse bouquin de par la frite, et t'aurais pas absolument tort!

Je lui cause juste des photocopies du testament. Des attentats. Du rôle de Roy-King.

Par instant, je me demande s'il suit, car son regard est fixe. Et il y a dans toute sa personne une inertie qui ressemble à de la quintessence d'indifférence.

Quand je me tais, Maureen Tolédo murmure :

— Vous avez suivi, Teddy?

— Oui. Navré.
Navré.

Il l'est à peine. Avec un pied dans la tombe et l'autre sur une plaque de verglas, ce qu'il peut en avoir à branler, lui, de ce rodéo!...

Monsieur Zyrcon, ce Roy-King qui vient de vous rendre visite, que vous a-t-il demandé?

Il veut la moitié de ma fortune...

Le peintre prend une pauvre aspiration qui ne devrait pas lui permettre d'aller pêcher une éponge par dix brasses de fond.

Sinon...

Sinon, quoi? insisté-je...

Maureen me brandit son bracelet-montre sous le nez en le tapotant pour me faire comprendre que la visite est déjà achevée.

Sinon, il attaquera le testament. Cousin...

Le malheureux se tait. Les quelques paroles qu'il vient de prononcer l'ont plus épuisé que toi un dix mille mètres.

Oh, oui. Je comprends. Comptez-vous modifier votre testament?

Non.

Me permettez-vous, de retour en France, d'annoncer à vos héritiers que vous avez annulé vos dispositions testamentaires, ceci afin d'arrêter une hécatombe qui...

Comme vous voudrez.

Bien entendu, il n'y aurait rien de changé à vos décisions.

J'espère bien.

Maintenant, ça suffit, me dit péremptoirement la ravissante doctoresse.

Force m'est de m'évacuer.

— A un de ces jours, monsieur Zyrcon. Je... Je
vous souhaite une
prompte guérison.

Dur à balancer une vanne pareille, à un type dans son état.

Il articule quelque chose d'indistinct. Un vague « merci », je pense?

Nous quittons la chambre. J'ai l'impression de revenir d'une balade en enfer. Une fois au salon, la lumière, l'ambiance capiteuse, le super-luxe me refont un petit bout de moral.

Je suppose qu'un whisky vous serait agréable? demande Maureen Tolédo.

Eh bien, franchement, ça n'est pas de refus, docteur. Quelle tristesse! Il en a pour combien de temps, selon vous?

Elle hausse les épaules et déclare en s'appro-chant d'un petit bar roulant :

— Il est difficile de se prononcer. Depuis près
de deux mois, Ted se trouve dans cet état. Cela
peut encore se prolonger quelques semaines,
comme cela peut... cesser d'un moment à l'autre.

Elle me tend un verre bien rembourré.

Ce qui me turlubite, mon pote, c'est le comportement de Roy.

Absolument incompréhensible.

S'il est né Con, s'il a des droits à faire valoir, le moment venu, sur l'héritage du peintre, pourquoi diantre s'est-il lancé dans cette épopée française, si grave, si dangereuse pour lui? Pourquoi n'a-t-il pas commencé par contacter Zyrcon comme il vient de le faire? Quel étrange but poursuit-il? Vivement que je le tienne entre quat'z'yeux. Note qu'il m'a l'air coriace, le bougre. Implacable. Glacial. Je pensais tout ça en matant sa nuque dans le taxi. Les gars de son espèce ont le dos aussi éloquent que la devanture.

Vous semblez soucieux, mister Antonio?

Je le suis. Car le jeu de King m'échappe. Enfin, peut-être qu'un solide entretien avec lui éclairera ce problème.

Je bois. C'est du chouette.

Il vous plaît? constate avec satisfaction Maureen Tolédo.

Moins que vous, mais il n'est pas mal non plus.

Elle reprend sa position lovée sur le canapé, devant la baie.

Si je comprends bien, fais-je, vous ne traitez qu'un seul client à la fois, docteur?

Je me spécialise dans les cancers du sang, répond-elle. Zyrcon s'est assuré l'exclusivité de mes soins, ce qui me permet de me consacrer presque entièrement à mes recherches.

POUR SOLDE DE TOUS CONS (suite)

IV

lentement, les cons me tuent, parce que chaque rencontre avec un con est une espèce d'agression que ce con commet sur ma personne.

Pareil affrontement, répété plusieurs fois par jour, finit par user son bonhomme. S'ensuit une profonde dégradation; un délabrement irréparable. D'autres appellent cela : la vie.

Quels cons!

La vie est belle.

N'attends jamais rien de fameux d'un con, quand bien même il possède une bonne bouille. Dis-toi, une fois pour toutes, qu'un con ne saurait être sympathique; et surtout qu'il n'existe pas, qu'il ne peut pas exister, de bons cons.

Car un pseudo bon con te nuit par sa connerie, FATALEMENT, d'une manière ou d'une autre (surtout d'une autre), un jour ou l'autre, souvent sans le faire exprès (ce qui ne change rien au résultat).

Il te nuit parce que, étant con, il ne parle pas la même langue que toi, ne pense pas comme toi, n'a pas la même langue que toi, né*pense pas comme toi, n 'a pas le même sens des valeurs que toi, bref, a une existence totalement différente de la tienne.

Il te nuit par sa seule présence.

Tout ce qu'il te dit te pollue l'âme et t'affaiblit. Il est nocif comme ces plantes venimeuses dont le contact enflamme la peau.

Lorsqu'un con m'approche, mon individu réagit. J'éprouve l'appréhension indicible que doit ressentir le parachutiste avant de se jeter dans des espaces inférieurs. Car je lis le mal qu'il m'apporte sur sa gueule de con, comme on lit une profession de foi électorale sur une affiche.

Je sais qu'il ne me ratera point.

Alors, la résignation du martyr me cuirasse et, comme jadis, en classe, je me soumets, lui souris et attends ses brimades avec une paisible lassitude.

J'oppose ma complaisance résignée à sa langue bifide, à son égard gluant, à ses volontés mauvaises et à ses nuisantes gentillesses.

C'est cela, le pire : ses gentillesses empoisonnées, au con!

Le plus redoutable, le plus désemparant...

Oh oui, méfie-toi bien de lui. Y'a une fatalité terrible chez le con gentil. Ses atteintes sont désespérantes comme des accidents, et aussi imprévisibles qu 'eux.

ces allusions aux cons gentils qui font mal par inadvertance et aux sales cons qui font mal par vocation, me conduisent à tenter de classifier les cons.

Mais le découpage de la connerie est difficile à établir.

Dieu! Comment répertorier tous Tes cons?

Comment diable, si j'ose T'exprimer ainsi, les classer?

Voici une vingtaine d'années, le journaliste René Ferrey (mort récemment) publiait une plaquette qu'il voulait intituler : les cons. Son éditeur, plus pudique que le mien, avait curieusement remplacé le « c » de cons par un point, alors que c'était la seule lettre à ne pas toucher. Si l'on voulait conserver sa vigueur au mot.

On peut écrire con avec un simple « c », mais" on ne peut l'écrire « .on ». Dans cet opuscule, Ferrey avait réussi une assez plaisante classification des cons, et je déplore de ne plus l'avoir sous la main, pour te la citer.

Plusieurs options s'offrent.

On peut simplement les diviser en vrais cons et en faux cons. Ce qui est par trop élémentaire.

Ou bien, on peut les grouper en braves cons et sales cons, ce qui serait stupide, le brave con étant, malgré son désir de bien faire, un plus sale con souvent que le sale con professionnel.

Après avoir bien réfléchi au problème, je pense qu'on devrait s'en tenir à trois divisions essentielles qui sont :

le sale con; le pauvre con; le vieux con.

Le sale con est à la connerie ce que la reine des abeilles est à la ruche : son mac!

Il règne sur le pauvre con, l'exploite, le brime, le fait suer.

Il impose sa connerie par la force et la ruse.

Sa position sociale ne constitue pas un critère : il existe des gens riches qui ne sont que de pauvres cons (j'en connais), et des indigents qui s'offrent le luxe d'être des sales cons.

Un esprit despotique, je le répète, et une farouche volonté de se montrer désagréable animent le sale con. Il n 'a pas de moralité, peu de scrupules. Il est sale con de toutes ses forces, de toute son âme noire, a vec applica tion, persévérance. -

C'est une espèce d'odieux et sombre monarque.

Le roi des cons!

Pitoyable vassal est le pauvre con, lequel se prend les pieds dans sa connerie au lieu de s'en faire un étendard comme le premier.

Le pauvre con subit et admire le sale con.

C'est lui le peuple!

Il mérite l'épithète de pauvre parce que sa connerie grise et furtive est une connerie de confection, acquise au « déconnez-moi-ça ».

Une connerie qu'on sodomise.

Il a : des cornes, des traites à payer, des hémorroïdes, une épouse malade ou acariâtre, des gosses anormaux, des grand-mères à élever, des nouilles à tous les repas, des voitures dont le moteur « fait le con », des fausses joies, des vraies misères, une télé en panne les soirs d'Ajax et des tuyaux crevés pour le prochain tiercé.

Il dégobille aux noces, habille les morts, débouche les éviers, noie les petits chats, met le pied dans l'unique merde du trottoir, se fait gifler par erreur, casse le manche de son esquimau neuf, ne comprend pas les bonnes histoires, rit aux mauvaises, urine à contre-vent, part à la guerre, n'en revient pas, croit ce qu'on lui dit, dit ce qu'il croit (le con!), croit croître mais se démultiplie.

Il torche, il gandouse, il éponge.

C'est un tuvau, un pet, un paillasson crotté.

Un sous-con-adjoint.

Des trois sortes de cons (arbitrairement décidées), c'est Je vieux con, peut-être, qui serait le moins déprimant.

De même qu'un homme riche peut-être un pauvre con, un homme jeune fait à l'occasion un vieux con superbe.

Car ça n'est pas l'âge de l'individu qui importe, en l'occurrence, mais celui de sa connerie.

Celle du sale con est hardie, toujours renouvelée, up to date.

Celle du pauvre con, morne et de tous les temps, c'est la connerie du déboire et du désespoir.

La connerie du vieux con, elle, est farouchement conservatrice. Elle constitue une sorte de « Chambre des Lords » de la connerie.

Il a les idées en dentelle, le vieux con. Il marche au pas et au subjonctif II annonce théâtralement ce que tout le monde sait déjà.. Il religionne. Il amoursacrédelapa triiie.

Il est sacré con à Reims.

C'est un suce-médailles, un taste-rubans, un brouilleur de culs, un postulant à présidences.

Il con tifie!

Et puis, et surtout, il déconne. C'est principalement à son usage que le terme a été créé,

bien entendu, ce petit classement n'est qu'un jeu que je te propose pour les veillées d'hivers ou les voyages en chemin de fer.

A chacun d'établir le sien, suivant sa conception du con et son propre degré de connerie.

Quel qu il soit, il ne changera rien à cette vérité absolue : il n'existe qu'une sorte de cons au monde : Le conl

(A suivre.)

Quand on évoque un cancérologue, on n'imagine pas quelqu'un comme vous.

Pourquoi? En France, les femmes médecins ont un chignon, des boutons sur la figure et d'effrayantes lunettes de myope?

C'est un peu ainsi que le public se les imagine. Pour un Français, une beauté comme la vôtre ne saurait appartenir à une scientifique,

Eh bien, aux Etats-Unis on trouve cela très normal.

Je coule un œil au livre qu'elle lisait à mon arrivée. C'est un traité sur les globules blancs. Mince, la même nana, à Pantruche, c'est du Troyat qu'elle se respire, ou la vie de Bazaine par Bazin!

Les plus cultivées lisent mes ouvrages, certes. Mais alors, les globules, leur vie, leur œuvre, y'a pas preneur dans l'hexagone.

— Ted Zyrcon est un original dans son genre,
non?

Elle hoche la tête.

La psychiatrie n'est pas mon job, mais je pense qu'il a toujours traîné un complexe au sujet de son véritable patronyme. Car le mot Con a une signification très péjorative en français, je crois savoir?

Plutôt, oui. Disons que c'est lourd à porter et qu'il vaut mieux en changer. Il y a quelque chose de revanchard dans ce testament. Une espèce de position posthume. Ted se punit d'avoir renié son nom en prenant un pseudonyme. Alors il lance ses millions à toute volée dans l'escarcelle des Con. Je suis navré de le voir fichu. Je ne suis pas dingue de sa peinture, mais c'est une personnalité.

Maureen me virgule une œillade plus noire que du goudron en fusion.

— Sa peinture est géniale et il a un talent
inouï! riposte-t-elle violemment.

Soucieux de ne pas la meurtrir, je m'incline.

— Je ne prétends pas le contraire, j'avoue seu
lement ne pas l'apprécier outre mesure. En
matière de peinture, c'est comme en amour :
votre réaction est une simple question de peau.
Et moi je préfère vous contempler que de contem
pler une toile de votre malade.

Elle se calme, son regard devient plus fluide.

— Outre la question de peau, il existe aussi l'ini
tiation, mister Antonio. L'initiation. Très impor
tant. Quand on a compris et admis les intentions
de l'artiste, on entre en communion avec lui.
Alors on s'approche de son œuvre et elle com
mence à vous devenir familière, voire indispen
sable.

Je désigne les tableaux accrochés dans le living.

Et ils vous sont indispensables?

J'en suis folle. Si je me consacre à Ted, ce n'est pas seulement pour une question monétaire, croyez-le. Je n'aurais jamais accepté son offre si je n'avais été fanatisée par son art.

Vous le connaissez depuis sa maladie?

J'ai eu le bonheur de le connaître un peu avant.

Moi, tu me connais? Je ne mâche pas mes mots, car je possède un estomac à toute épreuve.

Et c'était bien? lancé-je, tout en ayant un peu honte de la jalousie impliquée dans cette question insolente.

Que voulez-vous dire?

Ton San-Antonio ne trouve rien à répondre. Un coup de tristesse s'abat sur lui, comme l'eau demeurée au creux d'une tente de magasin, quand on remonte celle-ci après l'orage. La tristesse, c'est un véritable chiendent, mon frère. Toujours embusquée derrière les mots, les êtres; te surveillant, prête à te sauter sur le poil à la faveur d'une intonation ou d'un souvenir.

— Je dois partir, docteur, mon séjour aux

States est bref car un gros travail m'attend en France.

Elle tourne face à elle une petite pendulette pure suisse pour lui mater le visage.

— Vous ne voulez pas dîner avec moi?
demande-t-elle tout de go, il est l'heure du service
et je m'ennuie un peu.

Inattendu, hein?

Vlà.que ma tristesse se débine comme un cador à qui tu viendrais de savater le derche.

Dis, est-ce le ticket-maisôn? Seulement y'a un os. Très bel os d'ailleurs : Cynthia qui fait le pied de biche(l) dans le jardin de la clinique.

J'hésite.

Ma proposition n'a pas l'air de vous enthousiasmer?

C'est-à-dire que quelqu'un m'attend en bas, docteur. Si vous permettez, je vais aller lui dire de rentrer sans moi. C'est l'affaire de trois minutes.

Parfait. Je commanderai le repas pendant ce temps. Que souhaitez-vous manger? Il y a un menu très varié, ici.

Je prendrai comme vous, à condition toutefois que ça ne soit pas une salade-biscotte.

Elle sourit.

Un sourire qui me fait comme quand le fil est dénudé à mon rasoir électrique et que je mets le doigts dessus.